Présentation

Roxane Borgna, somptueuse, imprévisible, follement drôle.

Martine Silbert,  Le Monde, octobre 2007

Le texte

Belle du Seigneur (1968) est le troisième volet d'une tétralogie : Solal (1930) et Mangeclous (1938). Le dernier volume de cette tétralogie, Les Valeureux, a été publié en 1969.
Belle du Seigneur est considéré comme le chef d'œuvre d'Albert Cohen ; il a reçu, l’année de sa publication, Le Grand prix du roman de l’Académie Française. 
C’est le récit de la passion de Solal, juif, haut responsable à la Société des Nations, séducteur, ironique et grand prince et d'Ariane d'Auble, jeune aristocrate protestante, candide et fantasque, épouse d’Adrien Deume, petit bourgeois étriqué et ambitieux… Leur passion flamboyante va peu à peu se désagréger et condamner les amants.

L’amour couvre tout, croit tout, espère tout, souffre tout.

Les Corinthiens (chapitre 13), La Bible

Depuis des générations, en Occident comme partout, du Cantique des Cantiques à Belle du Seigneur, le poète écrit la joie et le désespoir d’aimer.
L’amour est une passion dont un autre « sujet » est « l’objet » brûlant !
Cette passion est vitale, fondamentale puisqu’elle demeure à l’origine de l’espèce et assure son renouvellement.

Belle du Seigneur, c'est pour moi Le grand livre d'amour.
Je partage la quête d'Ariane et de Solal qui décident de vivre leur passion absolue, de transcender le quotidien qui nous ancre dans une époque, colle une toile de fond à notre âme dont elle semble ensuite indissociable. Aimer, croire en Solal, vivre la passion, c'est délivrer son âme, échapper au temps, se trouver, rencontrer la vérité.
J'ai adoré l'envol d'Ariane qui passe du rang de midinette à celui de Prouhèze, par son abandon dans sa relation mystique avec l'être aimé. Je la trouve formidablement courageuse de livrer bataille avec son cœur d'enfant, se laisser envahir par la grande flamme, passer le cap (quitter son monde), plonger dans l'autre, accepter de tout perdre, risquer tout au nom de l'amour, abandonner sa vie même, comme un triomphe d'avoir tenté d'aimer absolument.
J'ai aimé la langue d'Albert Cohen, populaire et lyrique, le verbe que l'on ressent comme à l'origine, la profusion des langues déliées, le verbiage-babillage des tourments de l'âme livrés d'un bloc, la surqualification de chaque émotion parce qu'il n'y a jamais qu'une seule chose qui se vit mais que chaque être est un shaker de sentiments mêlés, la recherche de la vérité à travers l'expression verbale, cette fête du langage qui tente de rendre compte de notre fourmillante richesse, le kaléidoscope verbal qui nous agite, le zapping-superposing de la pensée que nous opérons à chaque seconde comme le plus grand des ordinateurs, cet hommage au génie de l'esprit.
Cette parole immédiate, j'ai eu envie de la rapporter à la scène, de m'en emparer, de la posséder, de mordre le texte, de plonger dans cette matière et comme l'héroïne est souvent dans sa baignoire, de m'immerger !

Roxane Borgna

La mise en scène

Chaque homme est seul, et tous se fichent de tous, et nos douleurs sont une île déserte.

A. Cohen, Le livre de ma mère

Nous avions envie d'un spectacle de l'intime.
Un peu à la manière de Sexe, mensonge et vidéo de Steven Soderbergh, au cinéma, nous voulions inviter le spectateur à partager les confidences d'une femme.
Notre héroïne est Ariane d'Auble, le double féminin d'Albert Cohen, La Belle du Seigneur.
S'approcher de ce monument de la littérature française, c'est osé, ça peut faire peur.
Elle est une star, une Joconde à sa façon, une madone de l'amour « cette porte d'accès à l'Absolu ».
Nous voulons faire partager des moments privilégiés avec « Elle », surprendre ces confidences – séances de « racontages » dans sa baignoire, capter le mouvement de sa pensée, entre soleil et ténèbres.
Le spectateur et l'actrice sont très proches dans cette salle de bain-purgatoire, parfois à moins d'un mètre, ils pourraient presque se toucher.
Elle se raconte, raconte la flamboyante histoire de sa vie, l'enfance, le mari, le Seigneur, l'amour et la mort.
Elle navigue entre ces deux mondes : c'est sa « manie de solitude » ; comme elle sait naviguer entre vie réelle et vie rêvée.

L’équipe artistique

Extraits

… J’adore l’eau trop chaude, attends chérie attends, on va en faire couler juste un filet pour que le bain devienne brûlant sans qu’on s’en aperçoive, quand je suis gênée il paraît que je louche un peu pendant quelques secondes mais c’est charmant, la Joconde a une tête de femme de ménage, je ne comprends pas pourquoi on fait tant de chichis pour cette bonne femme, est-ce que je vous dérange madame ? mais non pas du tout monsieur, seulement tournez-vous parce que je ne suis pas très visible en ce moment… est-ce que vous aimez les bêtes ? certainement madame, alors nous nous entendrons monsieur...

Voulez-vous que je vous dise mon rêve ? oh oui madame cela me ferait grand plaisir madame, eh bien mon rêve serait d’avoir une grande propriété où j’aurais toutes sortes de bêtes, d’abord un bébé lion avec de grosses pattes pelotes des pattes boulouboulou que je toucherais tout le temps et quand il serait grand il ne me ferait jamais de mal, le tout c’est de les aimer, et puis j’aurais des castors dans ma propriété je leur ferais faire une rivière rien que pour eux et ils construiraient leur maison en paix, c’est triste de penser qu’ils sont en voie de disparition cela m’angoisse le soir lorsque je me couche, les femmes qui portent des fourrures de castor méritent la prison vous ne trouvez pas ? oh oui madame absolument, c’est agréable de causer avec vous nous sommes d’accord sur tout, voilà moi j’aime toutes les bêtes même celles que les gens trouvent laides…

… Les crapauds par exemple sont émouvants, le chant du crapaud la nuit lorsque tout est calme c’est une noble tristesse une solitude, lorsque j’en entends un la nuit mon cœur se serre de nostalgie, l’autre jour j’en ai ramassé un qui avait une patte écrasée pauvre chou il se traînait sur la route, je lui ai badigeonné la patte avec de la teinture d’iode, quand je la lui ai bandée avec un pansement il s’est laissé faire parce qu’il comprenait que je le soignais, son pauvre petit cœur qui battait fort et il n’a même pas ouvert les yeux tellement il était éreinté, dis-moi quelque chose crapaud, allons mon chéri fais-moi risette, il n’a pas bougé mais il a relevé sa paupière et il m’a lancé un regard si beau comme pour me dire je sais que vous êtes une amie, il va mieux dieu merci et il s’en tirera sûrement, je sens que je m’attache toujours plus à lui quand je refais son pansement, il a une si belle expression de reconnaissance, peut-être qu’il s’attachera tellement à moi qu’il ne voudra plus me quitter, maintenant un gros mot mais que je ne dis pas à haute voix, j’ai froid fais couler de l’eau chaude s’il te plaît, ça suffit merci…